Voulez-vous savoir où se trouve la route des nuages ?
Elle est là, au milieu du vide
Han Shan VIII° s

Du vide philosophique

          Pour le Taoïsme, le vide est d’abord un vide ontologique, le chaos primordial – au commencement était le vide – d’où procède toute manifestation. Mais il est aussi en tant que vide médian, la source du souffle primordial qui permet à la roue du chariot – et donc au monde de la manifestation – de tourner selon l’aphorisme connu de Laozi.
De son côté, le bouddhisme Mahayana en Inde a développé le concept de vacuité, qui illustre la nature composée et impermanente de toutes choses,  telle qu’elle est exposée notamment dans le Sutra du Cœur de la Connaissance Transcendante et qui est le fondement philosophique du bouddhisme Chan chinois : ’Le vide est forme, la forme est vide’’
Ces deux courants donnèrent naissance en Chine à un syncrétisme le Chan. Sans entrer ici dans des détails, on peut dire que ces deux courants se rejoignent sur un idéal commun qui est l’’’oubli’’ (taoïsme) ou ‘’l’extinction’’ (bouddhiste) du petit moi, – l’ego agité confus et sous influence, qui est la source de toute la souffrance du monde.

Si on observe par l’analyse et la réflexion ce petit moi avec lequel on s’identifie et auquel on s’attache, on se rend compte qu’il n’existe pas ‘réellement’ : il est composé, fluctuant, illusoire, il n’est qu’un concept, il n’a pas selon les bouddhistes d’existence propre, réelle ou ultime. Cette absence d’existence propre est appelée techniquement le vide ou la Vacuité. Selon la terminologie chinoise, lorsque l’on réalise la vacuité ou le vide de ce petit moi (bouddhiste), ou qu’on l’’oublie’ (taoïsme), celui-ci laisse la place à un esprit vide ouvert et serein souvent appelé le grand moi dans la littérature chinoise.
Lorsque l’on réalise que le (petit) moi n’existe pas réellement, l’analyse de la nature de tous les phénomènes nous conduit à la même conclusion : les phénomènes semblent exister comme étant réels mais si on en cherche leur véritable nature, on se rend compte qu’ils ne sont que des illusions, des mirages comme la réflexion de la lune dans l’eau. Ou comme la ‘’rivière’’ de Siddharta qui n’est que succession de gouttes d‘eau et d’instants, la ‘’rivière’’ n’étant finalement qu’un terme, un concept sans existence propre. Ce point de vue philosophique est enseigné par le bouddha au Pic des Vautours à Rajgir en Inde

Tous les phénomènes intérieurs et extérieurs
Ne sont pas réellement existants,
Leur nature est Vacuité.

            Selon la terminologie bouddhiste, le terme “Vacuité” traduit le sanskrit Shunyata. Comme en sanskrit, le terme vacuité est composé de deux racines ; “vide”(shunya) et “té” (ta). “Vide” signifie ici non-existant tandis que la deuxième syllabe “té” représente la condition de la Vacuité, c’est à dire la Vacuité de quelque chose. La Vacuité ou le vide se rapporte donc toujours à une chose. De même qu’on ne peint pas le vide, s’interroger sur la nature du vide n’a pas de sens, puisqu’il est vide. Le vide est vide de quelque chose comme la conscience est conscience de quelque chose.

Jérome Edou 2015 – sans titre

Jérome Edou 2015 – sans titre

C’est le vide permet au sujet d’exister
Comme le silence qui prolonge une pièce de Mozart est de Mozart, le vide qui prolonge un trait ou une composition de Xiu Wei est de Xiu Wei.
Dans la peinture traditionnelle chinoise et particulièrement dans le style Chan, le vide peut représenter le ciel, la terre, l’eau, les nuages, etc., mais il a surtout pour but de projeter le spectateur dans un monde beaucoup plus vaste, infini même, en laissant le champ libre à son imagination. La contemplation s’appuie sur la partie « pleine » de la peinture comme un tremplin pour se propulser dans l’absolu à travers la partie « vide ». Les poèmes chinois se fondent sur le même principe.

Le vide n’est donc pas une présence inerte, un faire-valoir ni un simple procédé décoratif à la disposition du peintre pour exprimer l’espace : le vide permet au sujet d’exister. Il est ce par quoi tout peut apparaître et en ce sens il insuffle la vie dans toute chose vivante ou représentée. Il relie le ciel et la terre, la montagne et l’eau, le monde visible à l’invisible. Il donne dès lors au sujet le plus anecdotique une dimension transcendante ou universelle. Selon Huang Pin-Hung cité par François Cheng : ’’Même pour faire un point il convient qu’il y ait du vide dans le plein. C’est alors seulement que le point devient vivant, comme animé par l’esprit’’ Et l’esprit, comme le vide, n’a pas de forme propre, il n’est que le miroir de l’infinitude du monde phénoménal.

Du Vide spirituel

’Le vide est forme, la forme est vide’’ nous dit le Sutra du Cœur qui est le fondement philosophique du Chan. Dans le langage esthétique chinois, cette formulation se traduit par un tronc de bambou fugace réalisé en blanc volant ou par un paysage qui se fond, de plus en plus pâle, dans le vide…
En cela, cet art est aussi (et surtout ?) une catharsis et une voie spirituelle car l’esthétique chinoise et l’expérience spirituelle du vide procèdent toutes deux du même processus créatif que Nicole Vandier-Nicolas n’hésite pas à qualifier d’entrée en extase (Jou chen). Tandis que chez le contemplatif, cette extase est silence, vide et paix, chez l’artiste, elle s’extériorise et prend corps : ‘’Pour le peintre,  dérouler un beau paysage, c’est retrouver la liberté dont jouit l’esprit lorsque, détaché du corps, il joint sa destinée à celle de la terre et du ciel.’’[1]

Cette vision créatrice qui est l’expérience du vide intérieur est libératrice, en rupture avec le ‘vulgaire’. Elle est communément appelée en Chine ‘le jeûne du coeur’, dépouillement spirituel qui a poussé les peintres-lettrés à rechercher la marge, à refuser les charges officielles et à se retirer du monde.

Dès lors c’est de ce vide intérieur, de ce silence, que naîtra spontanément le processus créatif, dans le non agir car ‘tout vouloir-faire estompe le but’. C’’est dans le silence que naîtra l’œuvre et lui donnera sa dimension spirituelle. Le Caravage, cité par Fernandez, ne dit pas autre chose : « (il faut) suspendre le tumulte des émotions pour entrer dans l’ascèse qui conduit à l’œuvre » ou  Wang Yu (XVIII°) ‘‘’Que votre cœur soit vide et dégagé, sans la moindre poussière, et le paysage surgira du plus intime de votre âme.’’

Cette tranquillité silencieuse d’une brume matinale, cet espace vaste et profond que ne trouble aucun tracas du monde séculier, cette limpidité spirituelle qui émanent des paysages shanshui constituent l’état d’âme le plus élevé de la peinture chinoise. Cette expérience intérieure qui va du (trop)-plein vers l’espace illimité et silencieux doit se transmettre au spectateur, et le vide est bien sûr l’élément clé de ce langage pictural chinois. Il est ce qui permet de dé-solidifier notre vision du monde, et d’en évoquer la fugacité, l’aspect illusoire ou onirique, comme les sommets émergeant à peine des nuages de mousson… Notre peinture est dès lors une invitation à ce voyage intérieur pour que le spectateur accède lui-même à cette expérience intérieure et à cet esprit vaste et serein qui sont libération. Ce n’est pas rien… et surtout pas le néant !

Si la nature est la source de l’inspiration des artistes chinois à partir du VIII° siècle, ce n’est surtout pas une forme de romantisme à l’occidentale ‘qui sent bon la violette’ et qui n’est souvent qu’exacerbation de l’ego, de ses pulsions et de ses désirs. Pour le peintre, la nature évoque le vide, le silence et l’espace illimité, à l’opposé de la poussière du monde, de l’agitation et de la vanité des choses. Elle est donc un lieu de refuge idéal dans une quête de sagesse que les peintres lettrés ont recherché physiquement et spirituellement – le jeûne du coeur – et qu’ils ont traduit dans le langage allusif de la peinture Chan. On peut donc affirmer que pour les peintres Chan, le résultat importe peu – un kaki, une branche de prunier ou deux pales sommets émergeant de la brume peuvent suffire – car seule compte la démarche créatrice et spirituelle, qui est du même ordre que l’acte créateur de la nature, cette transposition par le pinceau et l’encre de cette expérience spirituelle de l’esprit vaste, ouvert et serein.
Libre, enfin !

[1] – N. VANDIER-NICOLAS : Art et sagesse en Chine, PUF

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