Le recueillement ludique

Le cœur doit être absolument vide,
sans l’ombre d’une poussière,
Et le paysage surgira du plus intime de l’âme.
Wang Yu (XVII°)

         Pour qu’une peinture puisse être appelée une peinture spirituelle chan, elle doit se déployer dans deux directions, le lointain et le tortueux, qui qualifient l’état d’esprit du peintre et correspondent aux deux grandes approches de la méditation chan :

– Une intention qui est calme mental et qui prend sa valeur dans les lointains silencieux. Cette ouverture vers l’espace infini apaise l’agitation mentale et calme dans le vaste silence ‘’les âmes angoissées par la vie séculière’’ comme le dit He Qing. Le mental pacifié devient alors comme la surface lisse d’un grand lac.

– Une profondeur que les Chinois appellent le tortueux car elle n’est pas une évidence et ne peut être accessible que par une observation profonde (vipassana) et attentive de l’esprit pour se libérer définitivement de l’identification à tous les petits ‘je’ qui se prennent pour le grand Je qui n’est autre que la nature de l’esprit. Cette nature peut alors apparaître dans toute sa profondeur comme le fond du lac lorsqu’auront cessé les remous des vagues agitées par le vent.[1]

Le terme méditation, comme celui de zen, est tombé dans le langage courant. Lorsqu’on évoque la méditation aujourd’hui, il y a de fortes chances de se voir répondre : ‘’Moi aussi je médite devant un beau coucher de soleil ou en promenant mon chien… !’’ Certes, mais la véritable méditation, qu’elle soit taoïste, chan ou autre, signifie au sens étymologique ‘’s’entrainer à’’ ou ‘’pratiquer’’ comme on pratique le yoga ou un art martial ou, en l’occurrence, la peinture chan : il s’agit donc d’exercices spirituels et de techniques, et non d’un simple moment de relaxation où on laisse vagabonder son mental en pensant à ses petites affaires…

Dans une approche chan, taoïste ou sumi-e de la peinture, l’espace vide occupe une place importante en ce qu’il évoque la Vacuité bouddhiste ou le vide taoïste. Mais comment un peintre pourrait exprimer cette absence de nature inhérente sans en avoir fait auparavant l’expérience méditative directe ? Une pratique de méditation même simplifiée semble donc un préalable indispensable à toute peinture spirituelle pour suivre l’injonction des anciens Chinois : ‘’le cœur doit être absolument vide, sans l’ombre d’une poussière, et le paysage surgira du plus intime de l’âme.’’
Pour se vider le cœur de la poussière du monde, il faut commencer par calmer l’agitation mentale, libérer l’esprit des ratiocinations de l’intellect et surtout trancher l’identification à l’égo car ‘’moi-je’’ pourrait finir par croire que c’est lui qui peint, ce qui serait bien sûr dramatique ! En desserrant l’étau narcissique, s’ouvrent toutes grandes les portes de la sagesse et de l’intuition créatrice que nous pouvons alors accueillir, intuition qui pourra se transmettre directement à la pointe du pinceau. Entrant en résonance avec son espace intérieur vide, le peintre se connecte naturellement avec son cœur-esprit : ‘’Imposez le silence à l’esprit pour qu’il se confie à la main’’ selon la jolie formulation d’Henri Guérin.[2]

Comme Shi Tao l’a montré, porter une trace d’encre sur une feuille blanche n’est pas une mince affaire. Ce simple trait qui insuffle la vie dans l’immensité du vide est déjà trait d’union entre l’homme et le ciel: ‘’un simple trait de pinceau est aussi l’Unique Trait de Pinceau, mesure universelle de l’infinité des formes (…) l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes’’[4]. Cet engagement esthétique et spirituel requière dès lors un temps de recueillement, car on ne peut rien faire sans se mettre en état de le faire, sans mettre à distance l’agitation mentale.
Pour nous, saltimbanques de la trace, funambules du pinceau, l’acte créatif commence donc par un recueillement ritualisé dans l’agencement minutieux du plan de travail où chaque chose a sa place, et bien sûr dans la préparation de l’encre dans la pierre. Comme le préconise Wang Wei dans son Secret de la peinture : ‘’Gardez la pierre-à-encre dans votre main et de temps en temps laissez-vous aller au recueillement ludique. Au long de longs mois et de longues années vous entrerez dans une dimension subtile et mystérieuse…’’ Dans ce recueillement calme et ordinaire, l’acte de peindre lui-même devient illumination.

Pratique de la méditation

Commence par générer un esprit vaste et sans limites – Goenka

Aujourd’hui les artistes se réclamant d’une peinture spirituelle se doivent d’étayer leur activité créatrice sur une solide pratique de méditation car, comme nous l’avons vu, c’est l’attitude chan du peintre qui rendra sa peinture spirituelle et non l’inverse.

S’il existe une grande variété de techniques de méditation, je voudrais proposer une méditation unissant dhyâna et prajnâ – méditation et sagesse transcendante – dans l’esprit du chan, accessible à tous et tournée vers la pratique d’une peinture spirituelle.

Dans ce moment de contemplation silencieuse que l’on se donne à soi-même, le temps soudain se ralentit, l’espace se dilate, les pensées tumultueuses s’apaisent naturellement puisqu’elles ne sont plus nourries selon l’exemple classique qui veut que le meilleur moyen de contrôler son mouton est de lui donner une prairie vaste et spacieuse.

Il est en général recommandé aux débutants de multiplier les sessions intensives courtes (5 à 10 mn) plutôt que de prolonger de longues sessions entre agitation mentale et somnolence. Toutes les écoles insistent sur l’importance d’une bonne posture qui permet d’éviter tensions, torpeur ou agitation mentale, et favorise la circulation de l’énergie, la recommandation la plus importante étant de maintenir la colonne vertébrale droite que l’on soit assis sur un coussin jambes croisées ou sur une chaise. Car lorsque la posture est juste, l’esprit est aussi juste disent les maîtres chan. Ces mêmes critères s’appliquent au peintre pour obtenir les mêmes effets, étant entendu que pour celui-ci l’énergie doit certes circuler dans tout le corps mais finalement se transmettre à la pointe du pinceau.[5]

       Le calme mental

Le calme mental et l’attention qui consistent à laisser la conscience reposer sur un seul point de concentration sont des moyens nécessaires et incontournables pour pacifier l’agitation mentale et donc les émotions perturbatrices. Différentes écoles préconisent différentes techniques mais dans une démarche de peinture chan, la plus appropriée me semble être la technique de l’attention au va-et-vient du souffle. En utilisant la respiration comme support de concentration, on se familiarise avec le souffle rythmique qui nous accompagnera tout au long de notre pratique de la peinture.

Session : Ayant trouvé une bonne position confortable et sans tensions, on place toute son attention sur le va-et-vient du souffle à la pointe des narines. On n’intervient pas, on ne suit pas mentalement le souffle ni vers l’intérieur, ni vers l’extérieur : on ne fait qu’observer le rythme naturel du va-et-vient du souffle et son point de contact avec la pointe des narines. Comme une porte battante, ça entre, ça sort, ça entre… et on reste parfaitement concentré sur l’unique point de contact comme le scieur de long reste totalement focalisé sur le contact entre la bûche et la scie sans en suivre le mouvement. Il faut rester naturel et spontané, et tout simplement essayer de s’identifier à sa respiration.

Si on a du mal à entrer dans la concentration, on peut commencer par compter les respirations de 1 à 10 et de 10 à 1 en pleine conscience avant de reporter son attention à la pointe des narines.

Portant notre attention sur le point de contact entre le va-et-vient du souffle et la pointe des narines, on observe sans jugement les sensations agréables ou désagréables, les picotements ou les chatouilles, le froid, l’humide ou le chaud, etc. qui apparaissent et disparaissent dans cet espace extrêmement limité, la base du nez ou la cavité intérieure des narines. Lorsque le mental s’apaise, on peut progressivement diminuer la taille du point de concentration pour que ne subsiste qu’un point de la taille d’une pointe d’aiguille à la base du nez.

Dès que le mental s’échappe dans le passé ou le futur, ou dans les pensées vagabondes et que l’on s’en rend compte, on ramène la conscience à la pointe des narines, sans tension mais avec précision, comme un papillon se pose délicatement sur une fleur après avoir virevolté sans but apparent et on laisse donc l’esprit demeurer sur son point de concentration.

Progressivement, tout en restant attentif au va-et-vient du souffle, on peut porter son attention sur l’instant comme suspendu entre la fin de l’expire et la prochaine inspiration. Instant vide de pensées, mais lucide et clair qui est comme un espace vaste et illimité et qui n’est autre que l’état naturel de l’esprit.

        Unir la conscience et l’espace

Tôt ou tard, une sensation ou un stimulus extérieur comme des picotements, une tension musculaire, une douleur ou un bruit apparaitront. On les observe sans jugement et on en reconnaît la nature : ‘il y a une sensation’’, ‘’il y a un bruit’’. Si on les observe sans les juger et sans intervenir, ils disparaitront comme ils sont apparus, comme les vagues à la surface de l’océan.

Il en va de même lorsqu’une pensée s’élève à la conscience : on ne peut l’empêcher d’apparaître puisqu’elle est déjà là mais si on est en état de pleine conscience, on l’observe comme une simple pensée et non comme un objet. Observant sa nature transitoire et translucide, on évite de s’y associer ou de la rejeter, on l’observe tout simplement : elle est apparue, elle demeure et elle disparaît. D’où est-elle apparue ? Où demeure t’elle ? Où disparaît-elle ? Cette technique appelée l’observation des pensées vient de Bodhidharma lui-même : ‘’Lorsqu’une pensée apparaît, soyez-en conscient. Dès que vous en aurez conscience, elle disparaitra’’.
Lorsqu’elle a disparu, comme la vague retourne à l’océan, on laisse l’esprit demeurer paisible et calme dans un état de conscience claire sans conceptualisation.
Progressivement on élargit cette conscience  qui devient aussi vaste que l’espace vide en en repoussant les limites – loin, loin, plus loin, toujours plus loin, encore plus loin[6] – et celle-ci finit par recouvrir tout l’espace illimité. On demeure alors absorbé dans la nature immuable et non duelle de l’esprit illimité comme l’espace vide, qui est en essence vacuité, clarté et conscience claire indissociables…

Selon la formulation de Kalou Rinpoché :

Partout où il y a espace, il y a esprit ;
Partout où il y a esprit, il y a conscience ;
Laissez votre esprit demeurer dans la clarté vide de la conscience,
sans distraction.
Puis maintenez cet état intérieur dans tout ce que vous faites.

 

          Il est souvent mentionné dans les textes que ‘’les adeptes du dhyâna, (notamment les peintres et les poètes), pratiquaient la méditation dans la nature et que la contemplation des horizons lointains était un exercice recommandé’’. Il semble évident que les peintres chan ne se retiraient pas dans la montagne pour observer la courbure des bambous dans le vent ni dans le seul but de ‘’ressentir la nature’’, mais que cette contemplation des horizons lointains consistait bien à unir la conscience à l’infini de l’espace vide et à demeurer dans cet état sans conceptualisation ni point de référence. Cette pratique constitue les plus hauts enseignements chan – mais aussi du Mahamoudra ou du Dzokchen chez les Tibétains – sur la nature de l’esprit.

Finalement, sortant de cet état d’absorption méditative, le cœur libre de la poussière du monde, on peut alors prendre le pinceau ‘’et le paysage surgira du plus intime de l’âme’’. Dans cette phase de post méditation, il est recommandé au méditant de demeurer parfaitement équanime face à tout ce qui apparaît, d’être ‘’comme un enfant de l’illusion’’. Comme le rêveur qui sait qu’il rêve, comme le yogi libéré du jeu des apparences, comme le peintre chan qui sait qu’à la fin il y a de nouveau la montagne. ‘’Comme, nous disent les textes, un poisson qui se joue des vagues’’…

 

Note : pour en savoir plus sur cette pratique pour unir la conscience et l’espace qui vient de la tradition tibétaine de Chöd, voir Edou J.: Machik Labdrön, femme et dakini du Tibet, Le Seuil, Point Sagesse.

[1]  – Sur le lointain et le tortueux voir par exemple Escande Y. : Shanshui, op.cit. p.122

[2] – Plusieurs formulations de cette page sont empruntées au bel ouvrage de Guérin H. : Patience de la main, p. 26 et suiv., Cerf 2012

[4] – Ryckmans P. : Propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère, op.cit. p. 25

[5]  – Sur ces différents points nous renvoyons à l’ouvrage fondamental de R. Faure : L’esprit du geste, Ed. du Chêne 2004

[6]  – Ce qui est la traduction du mantra de la Prajanaparamita : Om Gate, Gate Paragate, Parasamgate, Bodhi, Soha

 

Comments (0)

Leave a reply

Should you ever have a question, please dont hesitate to send a message or reach out on our social media.
More Articles
  • 22 Jun 2018
  • 0
Jérome Edou
  • 12 Oct 2018
  • 0
Robert Faure
  • 8 Jul 2018
  • 0
Mireille Amar
error: Content is protected !!