L’art du Qin de Xu Shangying (1582-1622).
Extraits

I L’harmonie

…Les cordes ont une nature propre qu’il faut respecter plutôt que contrecarrer, qu’il faut utiliser plutôt que méconnaître…Chaque passage a son allure propre, chaque phrase son mouvement, chaque note sa valeur. La texture musicale est très subtile; y viendrait-on sans ordre, d’où naîtrait l’harmonie? Qui est attentif à tout cela distingue minutieusement entre vibrato serré et vibrato large pour créer l’homogénéité, entre glissando montant et glissando descendant pour modeler le phrasé. Il sait doser légèreté et poids, lenteur et rapidité pour insuffler un rythme avec souplesse et élégance, afin que la mélodie trouve son caractère propre; doigts et notes sont alors en harmonie.

II Le silence

…Je dirais que c’est précisément dans les sons qu’il faut rechercher le silence. Des sons brusques trahissent un doigté impatient, des sons grossiers, un doigté impur, seul le son ténu révèle un doigté silencieux. C’est ainsi qu’on juge la musique….

III La limpidité

…Car la limpidité est à l’origine de la grande élégance et ordonne les sons…Lorsqu’on recherche la limpidité de la mélodie, ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est de jouer avec indifférence comme si l’on était pressé d’en finir, ou encore de ne chercher qu’à satisfaire l’oreille par des sons plaisants sans se demander quel est le sens de la mélodie car on tombe alors dans le trouble…C’est pourquoi, si l’on veut que la mélodie soit limpide, il faut prendre la tranquillité et la distance pour mesure, trouver la bonne cadence, veiller à ce que l’allure reste souple et détendue, introduire de légères pauses quand le phrasé requiert de la nonchalance ou presser le pas quand il réclame la célérité. …Les sections et les phrases doivent être clairement perceptibles et la mélodie doit rester libre de façon à faire ressortir entièrement l’élégance du morceau.

V L’antiquité

…On peut en déduire qu’il existe pour le qin une distinction très nette entre le moderne et l’antique. En général, quand les sons cherchent à flatter l’oreille, je sais qu’ils sont modernes, mais si les notes sont simples et vont au coeur, j’en perçois la saveur antique. La musique vient des sons, si ces derniers, dès le départ, sont déficients, il n’y a rien à espérer de la musique….Les sonorités racoleuses ne sont pas seulement caractérisées par leur précipitation mais aussi parce qu’elles sont bien éloignées de la grande élégance. De même, ce n’est pas uniquement la lenteur qui détermine les notes qui vont au coeur mais aussi une distinction que submerge la musique vulgaire. Quand les sonorités vulgaires ne s’infiltrent pas et que l’on est pénétré de la grande élégance, les sons ne cherchent plus à charmer et, d’elles-mêmes, les notes sont antiques. Ceux qui confondent la maladresse technique avec la simplicité antique, et la négligence dans l’interprétation avec un détachement sublime, s’imaginent avoir transcendé le siècle alors qu’en réalité ils outragent l’Antiquité. Or quelle différence y a-t-il entre ce genre d’outrage et celui du modernisme? Il faut donc éliminer toute maladresse, mettre fin à toute négligence, pour ne pas tomber dans les travers des mélodies du temps….Si la musique est ample et généreuse, sans affectation et empreinte d’élégance antique, une simple chambre se métamorphose en une vallée cachée au plus profond de la montagne. Écoutant la source fraîche et le murmure du vent dans un vieil arbre, on est loin des tracas de ce monde et l’esprit se libère. Voilà comment se rapprocher de l’Antiquité.

VI La discrétion

…Ceux qui renoncent aux effets brillants et se retrouvent entre eux dans la discrétion sont des êtres d’exception. Mais il n’est pas aisé de parler de cette vertu. Il faut chasser ce qui est erroné pour conserver ce qui est correct, écarter la vulgarité pour revenir à l’élégance, renoncer à la séduction pour retourner à l’authenticité; alors, même sans être recherchée, la discrétion survient d’elle- même.

VII La sérénité

…Aussi quand une personne joue et que l’inspiration lui vient sans être débridée, que le souffle l’anime sans être effréné, que l’émotion s’impose sans être importune, que la signification est présente sans être appuyée, on comprend à observer son doigté qu’il s’agit d’un homme supérieur, serein, cultivant la vertu, sans trace d’arrogance ou de servilité.

VIII L’ élégance

…La distinction entre ce qui est élégant et ce qui est vulgaire est des plus subtiles. Rechercher les effets charmeurs est vulgaire, attaquer les cordes avec brutalité est vulgaire, aimer l’agitation est vulgaire, jouer de façon guindée est vulgaire, produire des notes épaisses est vulgaire, jouer avec précipitation est vulgaire, utiliser un doigté incorrect est vulgaire, avoir un tempérament impulsif est vulgaire. Il serait difficile d’énumérer toutes les attitudes vulgaires, mais il suffit de bien saisir que le silence, la distance, la discrétion et la liberté ont ensemble les vertus du droit commencement. Ainsi la vulgarité disparaît totalement et l’on arrive à la grande élégance.

XV La rondeur

…C’est en grande partie le vibrato qui donne vie aux cinq notes et tout l’art du vibrato est dans la rondeur. Telle est la rondeur: souple, ample, sans obstruction ni blocage, sans insuffisance, sans excès, parfaitement appropriée. Qu’ils soient larges ou serrés, lents ou rapides, les vibratos doivent toujours avoir de la rondeur, s’ils en manquent, il y a insuffisance, s’ils en ont en excès, il y a incohérence; dans les deux cas ce n’est pas beau. Tout l’art du qin est dans la manière de produire les notes. Quand les notes sont produites avec souplesse, l’émotion est continue, quand elles le sont avec rondeur, l’intention se révèle.

XVI La fermeté

…Quand on entend ces notes parfaites, c’est que la fermeté est à l’ouvrage. …On doit s’exercer méthodiquement jusqu’à ce que la force utilisée ne soit plus visible et que la fermeté elle-même devienne imperceptible.

XVII L’ampleur

…Sans ampleur une mélodie ne peut évoquer la simplicité antique, aussi l’ampleur est-elle primordiale….Car lorsqu’il y a de l’ampleur, les notes ont quelque chose d’antique qui fait entrer dans le passé….Mais si à cause de l’ampleur, on néglige les détails, l’émotion ne peut s’exprimer. Inversement, si au profit de la finesse on oublie l’ampleur, l’intention ne peut se déployer. Les deux choses sont liées et l’on ne peut s’appliquer à l’une au détriment de l’autre;

XVIII La finesse

…La finesse d’une musique se trouve dans son rythme…C’est surtout aux articulations de la phrase mélodique qu’il faut éviter toute approximation, et s’appliquer posément, note après note, à exprimer l’esprit du passage

Chapitre XX la vigueur

…Le qin aime l’harmonie et l’élégance; une exécution délibérément lente peut faire illusion sur ces qualités mais elle n’en livre point la réalité. C’est pourquoi je propose cette notion de vigueur comme remède. Car si dans la tranquillité et l’élégance nonchalante on cultive la vigueur du doigté, la main droite peut produire des sons d’une grande pureté et la gauche, des notes d’une grande vivacité, ce qui est excellent….Si l’on comprend que la vigueur est précisément dans l’agilité des doigts, il n’y aura plus, dans les mélodies parfaitement harmonieuses, la moindre négligence. Toute indolence ne pourra, à la longue, que disparaître d’elle-même.

XXI La légèreté

…Ni légères ni lourdes, telles sont les notes de l’Harmonie du Milieu. Dès le début de la mélodie on doit rechercher cette harmonie. Si l’on assure l’équilibre entre le poids et la légèreté, la saveur de la mélodie apparaît d’elle-même.

XXIII La lenteur

…Si l’on ne comprend pas ce qu’est le rythme, et qu’on adopte, dès la première attaque, une allure précipitée, au moment où il faut ralentir, l’effet sera terne et sans saveur. Mais, celui qui est vraiment habité par le rythme, maîtrise aussi bien la lenteur que la rapidité, de même qu’il est à l’aise dans les passages qui ne sont ni lents ni rapides. Comment un parti pris de seule lenteur suffirait-il à rendre compte de cet art admirable?

XXIV La rapidité

…La lenteur sert de repère à la rapidité et la rapidité, de critère à la lenteur. Toujours intimement liées, elles sont indissociables. Si le rythme des phrases est bien différencié et le tempo des sections clairement distingué, la lenteur sera mise en valeur par la rapidité.

*

 Textes choisis par William Dongois,  tirés du «Le chant du pêcheur ivre, écrits sur la musique des lettrés chinois»
traduits et présentés par Georges Goomaghtigh
2010, In folio éditions, ISBN 978 2 88474 1972 (épuisé)

 

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