Qu’est-ce que le Bouddha ? demande le disciple.
C’est un navet de trois livres, répond le maître.
Dans notre quête d’une peinture spirituelle chan, il faut tenter de sortir le spirituel de la gangue du phénomène religieux dans lequel il est le plus souvent enfermé.
Si la religion peut être définie comme ‘’un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en l’existence d’un ordre surhumain[1]’’ elle se fonde en général sur des textes révélés, des dogmes et des croyances. A l’inverse, le champ spirituel – qui se rapporte à l’esprit – est avant tout une expérience transcendante individuelle, qui peut ou peut ne pas avoir de lien avec une religion établie. Le spirituel est lié au souffle vital, (anima en latin qui a donné le mot âme, pneuma en grec), ce qui anime et fait bouger : il met l’accent sur la rencontre avec notre propre dimension intérieure (au-delà de l’observable et du connu), sur notre nature profonde. Il est axé sur l’ontologie des choses, sur le développement personnel vers l’éveil de la conscience et sur une quête d’un sens sacré ou ultime qui n’a besoin ni de dieux ni d’églises. D’où la formulation de ‘’spirituel mais pas religieux’’ dans laquelle se retrouvent sans doute bon nombre de nos contemporains.
Pour aller plus loin, il faut reprendre les étapes du développement humain telles quelles sont généralement acceptées par les chercheurs en Sciences humaines, mais aussi aujourd’hui en neurobiologie par exemple, de Piaget à Aurobindo, de Maslow à Fowler et synthétisées notamment par Ken Wilber et ses équipes de la Vision Intégrale.[2]
Les stades pré-rationnels
Dans les premiers stades de développement pré-rationnels et successifs – archaïque, magique, mythique/religieux – la vérité est un système de croyances envers des divinités de la nature, des forces surnaturelles ou magiques, ou un ou plusieurs dieux mythiques, éventuellement créateur, anthropomorphiques et ethnocentrés. Ceci recouvre la plupart des grandes religions polythéistes ou monothéistes : Dieu le Père, la Cuisse de Jupiter ou les 64 vierges du Paradis, l’Ancêtre mythique descendu du Ciel, Moïse et les Tables de la Loi, les Immortels et les maîtres qui ont 900 ans à la naissance, etc. Ces systèmes de croyances sectaires et ethnocentrés – Gott mit Uns ou le Peuple élu – considèrent que les lois ne sont pas le résultat du caprice des hommes mais ordonnées par une autorité absolue, surhumaine. Même le bouddhisme, comme le taoïsme d’ailleurs, qui se fonde pourtant sur des lois naturelles – dharma – n’a pas éradiqué, dans sa forme populaire, les croyances dans des divinités locales et secondaires. Cette vision étroite a fait que les religions, qui peuvent être un écrin qui conduit à des états de conscience élevés et qui sont des voies salvifiques de libération – et incidemment les plus grandes pourvoyeuses d’art et de beauté qu’ait connu l’humanité – ont été aussi les plus grandes sources de souffrance, de violence et de guerres. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir le journal tous les matins et aucune religion n’en réchappe…
Science et raison
Lorsque le théisme – ‘’tout est manifestation de la volonté divine’’[3] – ne peut plus expliquer la souffrance, la famine, les guerres, les épidémies et autres cataclysmes, il se transforme en déisme : ‘’Dieu existe bien sûr, mais l’homme est libre et ce qui advient est un effet de cette liberté, sur laquelle le pouvoir divin n’intervient pas’’. C’est la position de Descartes par exemple qui préfigure l’ère de la Raison, et celle d’Einstein[4]. Pour François Cheng, le dualisme consistant à séparer corps et esprit, sujet et objet, a permis à l’Occident d’une part de consolider le droit à la liberté individuelle et de l’autre a donné naissance à l’observation rationnelle et à la pensée scientifique[5]. L’avènement de cette pensée scientifique, les Lumières, a ouvert des voies de réduction de la souffrance, de la maladie, de la faim stupéfiantes et inégalées depuis l’origine du monde, même si comme les religions, elle a pu être utilisée abusivement. Le pillage insensé et irréversible des ressources naturelles auquel on assiste, impuissants, aujourd’hui, illustre bien la vieille maxime de ‘’science sans conscience…’’ qui caractérise le consumérisme contemporain. Car la science est incapable de nous indiquer comment mener notre vie, elle ne nous aide pas à prendre des décisions morales ou éthiques et n’engendre pas directement la sagesse comme le souligne Trinh Xuan Thuan. Cette approche rationnelle et scientifique semble totalement anti-religieuse et éliminer définitivement les dieux du paysage[6]: ici la vérité est empirique, quantifiable et vérifiable par l’expérimentation. Comme me le disait un ami physicien : ‘’La vérité absolue ? C’est la loi de la gravité, Stupide !’’
Les stades transpersonnels ou post-rationnels
Alors même que l’on pensait que religion et spiritualité n’étaient qu’un reliquat de l’histoire archaïque, et que la science était le langage de la vérité absolue, définitive et universelle, apparaît un troisième stade que l’on appelle post-rationnel, intégral ou spirituel, fondé sur le développement de la conscience rationnelle transcendante. Cette conscience libérée par l’expérience rationnelle du monde de la gangue des mythes et des dogmes inclut des niveaux de conscience de plus en plus vastes, ouverts, ainsi que des niveaux d’attention et de compassion universelle.[7] Ici la vérité absolue est définie en terme d’Etre, de Vide, de Conscience base de tout, de Non dualité, un Soi pur infini transcendant et non-égoïste, une conscience en tant que telle, ouverte, radieuse, sans limite, inqualifiable mais aussi simple et évidente que la personne qui lit ces lignes, que le son du rouge-gorge qui chante sur une branche ou, comme le dirait un maître chan, que quelques kakis en rang d’oignon ou qu’un navet de trois livres !
Ces trois stades et ces 5 niveaux de conscience – archaïque, magique, mythique, rationnel et intégral – sont successifs et englobants, comme la progression qui va de l’atome à la molécule, à la cellule et à l’organisme, etc. mais ils sont aussi définitifs[8]. On ne les atteint pas par hasard même si on peut par des exercices spirituels ou une ascèse – ou par la fumette par exemple – accéder à des expériences spirituelles éphémères comme un amour universel, à un ‘’je suis chaque chose’’ ou à des états de conscience non-duels correspondant à certains de ces niveaux.
On se rend compte aujourd’hui, grâce notamment à l’accès aux sources de toutes les grandes traditions, et sans tomber dans un syncrétisme réducteur, que toutes décrivent les mêmes états contemplatifs qui n’ont rien à voir avec la religion institutionnelle de nos grands-parents ni avec celle de certains groupes de fanatiques : des états d’attention profonde, des états subtils de clarté luminosité, des états sans forme ou causal ou de réalisation non-duelle qui sont en général induits par des pratiques de méditation.[9]
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Le problème est que ces niveaux de conscience spirituels post-rationnels que l’on rencontre chez les grands mystiques par exemple, sont souvent interprétés comme (réduits à) des phénomènes religieux pré-rationnels car ils sont tous deux non-conventionnels et ils utilisent un langage similaire.
Je voudrais citer une expérience personnelle et récurrente qui illustre cette confusion : lors d’échanges sur l’expérience immédiate de la nature de l’esprit, de compassion non-duelle ou de méditation profonde avec des catholiques pratiquants, après moult hochements de tête dubitatifs, entre lard et cochon, ils finissent toujours par asséner la dernière banderille, l’argument qui doit terrasser définitivement le dragon, de quelqu’un qui ne sait absolument pas de quelle réalité spirituelle vous parlez : ‘’Oui, mais le bouddhisme n’est pas une religion, c’est un art de vivre !’’ A ranger sans doute avec les arts de la table ou celui d’accommoder les restes… ? Et ma réponse, un rien provocatrice, est toujours : ‘mais je ne vous parle ici ni de bouddhisme ni de religion !’’ Qu’on se rassure, on trouve le même genre d’incompréhension chez certains bouddhistes occidentaux accrochés à une vision purement morale et en général chez tous les dévots empêtrés dans les rets de la croyance ou de la dévotion.[11] Comme disait mon ami et mentor Jean Pierre Schnetzler: ’’Dans l’approche religieuse, les dieux et les démons sont à l’extérieur, dans l’approche occidentale post rationnelle, ils sont certes à l’intérieur mais il faut quand même se les coltiner !’’
En fait, et ce depuis les années 60, à la suite de Sri Aurobindo, de Krisnamurti, de D.T. Suzuki, de Chogyam Trungpa ou d’Arnaud Desjardins en France qui tous participèrent à ce mouvement visant à sortir le spirituel de la gangue de la religion, Ken Wilber remarque que le terme de spiritualité ‘’combine aujourd’hui l’’Eveil de l’Orient qui excelle à cultiver des états de conscience élevés avec l’Eveil de l’Occident qui propose une approche psychodynamique et une psychologie du développement, chacun constituant une composante clé d’une spiritualité plus intégrale’’.
Ce détour aux sources du développement humain nous permettra, je l’espère, de mieux comprendre ce que l’on doit entendre par ‘peinture spirituelle’ ou méditative, une peinture chan, qui est donc le reflet de l’expérience d’états de conscience post rationnels. Cet art ne prêche pas pour une paroisse – comme on l’a vu il ne fit jamais école et ne peut se définir par un style propre – il est l’expression spontanée d’une intuition qui va utiliser, pour libérer ces images spirituelles que le peintre porte en lui, des techniques de la peinture chinoise monochrome telle qu’elle était pratiquée par les lettrés notamment et qu’elle va en quelques sorte phagocyter pour exprimer cette expérience qui est par définition au-delà des mots.
Du transpersonnel
Se pose bien sûr la question suivante : si on suit à la lettre les 3 stades de développement successifs, – prérationnel, rationnel et transpersonnel – comment le bouddha, les grands sages chinois ou les mystiques soufis ou chrétiens ont-ils pu atteindre ces états supérieurs de conscience sans être passés par le stade rationnel par exemple ? C’est que tout individu, à n’importe quel niveau de développement (archaïque, magique mythique, etc.) peut faire des expériences religieuses, spirituelles ou méditatives profondes qu’il interprètera selon son niveau de développement et sa culture. Si quelqu’un fait une expérience de la claire lumière accompagnée d’une sensation intense d’amour universel par exemple, il aura tendance à réinterpréter cette expérience avec les ‘’outils’’ de sa propre culture : pour un Chrétien, sans doute comme une rencontre avec Jésus Christ ou l’Esprit Saint tandis que d’autres pourront y voir la manifestation de la divinité tutélaire, d’un ancêtre disparu ou d’une force de la nature, etc.
Mais une personne vivant dans un bain culturel mythique ne pourra pas interpréter et comprendre cette expérience de façon spirituelle ou intégrale car il n’a pas encore développé ce niveau de conscience. Comme l’enfant qui voit partir sa mère le matin interprète ce départ comme un abandon car il n’a pas encore intégré le fait qu’elle rentrera le soir même, comme tous les soirs.
Et dès lors il est possible, lorsqu’on se situe au plus haut des niveaux de développement spirituel, d’interpréter les niveaux inférieurs et de voir ce processus de réappropriation d’une expérience spirituelle en termes religieux, magique ou archaïque comme l’alpiniste qui se tient au plus près du sommet à une vision plus ‘’intégrale’’ de l’ascension que celui qui est toujours au cœur de la paroi et ne peut voir que le bout de sa corde ou le prochain piton. Ou comme le rêveur qui sait qu’il rêve par rapport à celui qui est toujours en plein cauchemar.
Mentionnons en passant qu’aujourd’hui beaucoup de gens confondent les stades pré-rationnels et post-rationnels qui sont comme le jour et la nuit mais étant tous deux non-conventionnels prêtent à confusion : soit tout le transrationnel est réduit à une interprétation pré-personnelle (Freud) soit les images et les mythes enfantins sont élevés jusqu’à une gloire transpersonnelle (Jung). Ou pour reprendre notre adage zen, à la fin il y a de nouveau la montagne, qui même si elle ressemble à celle du début, n’en n’est pas moins radicalement différente et il faut se garder de les confondre !
Ces états de conscience transpersonnels ou superconscients ont fait aujourd’hui l’objet de recherches scientifiques et les nier serait aussi ridicules que les inquisiteurs qui refusaient de regarder dans la lunette de Galilée ‘’car ils savaient ce qu’ils allaient y voir.’’
De l’universel
En quoi la peinture Chan peut-elle être appelée universelle ? Dans sa recherche de conformité à l’esprit et de simplicité pour exprimer l’ineffable, cette peinture transcende les cultures séparées, les époques et, comme nous l’avons vu, les styles et les écoles. Dans leurs aspects les plus exotériques – lorsque la montagne est montagne – les différentes cultures et les religions populaires se trouvent diamétralement opposées sur la circonférence d’un cercle et donc souvent en opposition voire même en conflit. Mais plus on s’élève (spirituellement) vers le centre, plus les différences s’amenuisent pour finalement se fondre dans le vide médian selon l’aphorisme bien connu de Laozi :
Trente rayons convergent au moyeu
Mais c’est le vide médian qui fait marcher le char
Donc au milieu, au centre de la roue, il n’y a plus la montagne : c’est que F. Schuon appelait l’unité transcendante des religions[12]. Dès lors qu’elles ont expérimenté le vide transcendant et donc universel dans lequel se dissout toute dualité et tout antagonisme, elles peuvent retourner dans leurs cultures propres, dans leurs époques, comme le rêveur conscient qu’il rêve peut retourner volontairement dans le monde onirique : à la fin il y a de nouveau la montagne qui réapparaît toute chan des brumes de la vacuité…
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[1] – Harari Y.N. : Sapiens, une brève histoire de l’humanité, p.248 et suiv., Albin Michel
[2] – Wilber K. : Integral Spirituality, Integral Books, Boston 2007, ou en résumé en français : Le livre de la Vision Intégrale, InterEditions, Dunod 2007. La Vision Intégrale est une sorte de ‘somme théologique’ du développement de la conscience et la dimension spirituelle à l’échelle de la planète aujourd’hui dirigé par celui que l’on surnomme l’Einstein de la conscience’.
[3] – Ou selon la formulation de Saint Paul et fondement de la théocratie : ‘’tout pouvoir vient de Dieu’’.
[4] – Einstein : ’’je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie de tout ce qui existe, non dans un Dieu concerné par le destin et les actions des hommes’’ citée par Trinh Xuan Thuan, op.cit. p. 236
[5] – Cheng F. : Le livre du Vide médian, p. 11, Albin Michel 2004
[6] – Il faut noter que le grec Epicure, et Lucrèce à sa suite, avait depuis 20 siècles proposé une lecture matérialiste et atomiste du monde. Sur ce sujet, voir ‘’Décadence’’ de M. Onfray, p. 374 et suiv. Flammarion 2017.
[7] – Wilber K. : op.cit., p. 128
[8] – Nous parlons ici de 5 niveaux de développement mais il existe d’autres modèles psychologiques qui en retiennent 8 voire 12 ou la philosophie du Yoga qui dénombrent 7 Chakras : les divisions et le nombre importent peu, seul compte pour nous de comprendre cette progression englobante. Voir A. Desjardins : A la recherche du soi, Paris 79, qui propose une approche similaire sur le développement englobant du plus grossier au plus subtil selon le Vedanta.
[9] – Il existe aujourd’hui de nombreuses recherches et et une vaste littérature sur ces questions. On peut notamment consulter les expériences menées par Matthieu Ricard sur les EEG de méditants en méditation profonde, ou sur les recherches conduites par le Dalaï Lama dans la série ‘Mind & Science’ par exemple etc.
[10] – Ce néologisme correspond au passage du ‘nous’: ma famille, mon pays, mon peuple, etc., au ‘nous tous’ c’est à dire à la découverte du bien commun de tous les êtres et cette découverte est ‘spirituelle’ de par le sens des choses communes à tous les êtres sensibles. Wilber K. : op. cit. p. 36.
[11] – Remarquons en passant que cette confusion entre pré- et post-rationnel est illustrée par l’approche réductionniste à la Freud qui réduit toute réalité transrationnelle à un charabia prérationel, et celle élévationiste de Jung qui élève images et mythes enfantins à une gloire transrationnelle. Voir : Le livre de la vison intégrale, op.cit. p.124
[12] – Schuon F. : De l’unité transcendante des religions, Dervy-Livres, Paris
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