La peinture constitue le sens même de la poésie ;
Et la poésie n’est-elle pas le Chan de la peinture ?

          Shi Tao[1]

Pour le bouddhisme Chan, l’appareil religieux du bouddhisme orthodoxe, avec ses rituels, ses textes et ses images pieuses, est sans valeur : c’est même un obstacle à la réalisation spirituelle qu’il faut chercher au contraire par l’expérience individuelle, directe et immédiate, et qui ne peut être transmise que d’esprit à esprit. Selon Ryckmans: ‘’Par son extraordinaire insistance sur l’objectivité du réel, le chan a encouragé une contemplation humble et attentive du monde, jusque dans la plus triviale, la plus infime, la plus concrète de ses manifestations’’ car le vide est dans la forme, l’absolu du Bouddha se trouve dans l’absolu du réel banal et immédiat, unique et singulier:
– Qui est le Bouddha ? demande le disciple.
– C’est un navet qui pèse 3 livres’ répond le maître…

Dès lors les moines et les adeptes du Chan ont donc cherché pour transmettre la profondeur ineffable de leur réalisation spirituelle – comment expliquer le goût du sucre à quelqu’un qui n’en a jamais fait l’expérience ? – des moyens d’expressions autres que la parole ou l’image pieuse.

En marge donc de la peinture religieuse, c’est sous la dynastie des T’ang (618 -907) que l’on voit apparaître les premières peintures de paysage monochrome (shanshui) dont on attribue la pérennité à Wang Wei (701-761), lui–même adepte du Chan, peintre et poète qui établit les critères de la peinture de paysage, notamment la technique du lavis. Même si ses peintures ont totalement disparues aujourd’hui, on dit que tous ceux qui ont eu la chance de les contempler se sont écriés : ‘’On ne peut aller plus loin, plus haut : l’art du paysage livre ici son dernier mot!’’[2]
Il y a treize siècles…

Wang Wei fut reçu très jeune aux concours impériaux, mais toute sa vie va osciller entre les honneurs des positions officielles et les longues périodes d’exil. Il se retirera finalement du monde pour se consacrer à son art et finira sa vie en moine ermite.

Peintre poète et adepte du Chan, il incarne en précurseur l’idéal du lettré calligraphe, érudit de haute culture dont la carrière fluctue au gré de la politique et des affectations administratives, l’émergence de cette nouvelle élite éduquée ayant été rendue possible depuis que le ‘Code des Tang’ a ouvert les portes des concours impériaux à tous et non plus à la seule aristocratie. Ces lettrés, dont certains refusent volontairement les charges administratives, s’adonnent en amateurs marginaux, à la peinture et à la poésie, ces deux expressions artistiques ne faisant, avec la calligraphie, qu’une seule et même discipline. Ne dit-on pas en effet de Wang Wei, mais cette remarque s’applique à bien d’autres peintres poètes: ‘’Lorsqu’on savoure les poèmes de Mo Ki, (Wang Wei) il y a dans chaque poème une peinture, et lorsque l’on contemple ses peintures, il y a un poème dans chacune d’elles’’[3]. C’est que la peinture comme la poésie ne sont pas descriptives mais allusives : elles suggèrent pour la partager une expérience du monde sans la dire ni la montrer totalement ce qui les rend parfaitement interchangeables comme l’exprime Shi Tao: ‘’la peinture constitue le sens même de la poésie et la poésie n’est-elle pas le Chan (vérité spirituelle) de la peinture ?’’ Car en poésie comme en peinture Wang Weï joue avec le paradoxe du réel – entre existence et non existence – à la manière du Chan car la vérité ultime n’est pas là-bas quelque part : elle se trouve ici même, fugace et évanescente dans le chant d’un pêcheur ou dans un navet de trois livres.

          Et, demandez-vous, quelle est l’ultime vérité ?
          Chant de pêcheur, dans les roseaux, qui s’éloigne…

Ce que Carré traduit avec bonheur : ‘’(…) peinture centrée sur le vide et sur le jeu de l’absence/présence où la Réalité suprême (sommets perdus dans les nuages blancs) est inaperçue et s’impose d’autant mieux…’’

Même si malheureusement nous ne pouvons contempler aujourd’hui que de mauvaises reproductions de ses peintures, Wang Wei nous a laissé une œuvre poétique conséquente – où l’on peut voir ses peintures ? – et un petit texte qui résume l’essence de la peinture de paysage et sa vision non orthodoxe de la conformité à l’esprit, ce qui pour son époque est une véritable révolution esthétique et spirituelle inspirée du Chan. Après des considérations techniques Wang Wei nous livre l’essence de son approche :

‘’Gardez la pierre à encre dans votre main et, de temps à autre, laissez-vous aller au recueillement ludique. Au long de longs mois et de longues années, vous entrerez doucement dans une dimension subtile et mystérieuse. (…) L’Eveil se passe de longs discours’’.[4]

Bien que de nombreux commentateurs, Su Shi notamment, ne le reconnaissent pas comme le meilleur peintre de son époque, tous s’accordent pour sentir chez lui cet ‘au-delà des choses’, cette vérité ineffable au-delà de ce que peut voir l’œil et de ce que l’oreille peut entendre, et c’est là l’héritage spirituel que Wang Wei laisse aux lettrés. Quant à regretter que n’ai survécu de son œuvre picturale aucun original, c’est là sans doute le dernier enseignement – en forme de pied de nez – du maître, bien dans l’esprit du Chan : puisque le but même de cette peinture ‘’est de se dissoudre dans la brume de la Toute-présence, elle trouve paradoxalement dans cette absence même un accomplissement rêvé…’’[5]

 Notes :

[1] – He Qing qui cite Shi Tao rend ici ‘’chan’’ par vérité spirituelle

[2]  – Carré P. : Les saison bleues, Phlebus 1989

[3]  – Vandier-Nicolas, op cit. p. 61 :

[4]  – Cité et traduit par Carré P. : op. cit. p. 359

[5]  – Carré P. : op.cit. p. 358

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